Ne jamais se prendre pour le client: c'est la règle des meilleurs directeurs que nous avons rencontrés en écumant quelques établissements de la planète grand luxe.
Certes, leur rôle est capital, or pas un guide d’hôtels ne les nomme. Vivre au milieu du luxe le plus éblouissant et fréquenter les grands de ce monde : le métier de directeur de palace fait rêver, mais c’est loin d’être une sinécure dorée. "Nous sommes de l’autre côté du buffet", résume avec lucidité Bruno Mercadal, jeune directeur général du Royal-Riviera, à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Des budgets annuels allant jusqu’à 60 millions d’euros, souvent 200 chambres et 400 ou 500 employés à gérer, d’énormes travaux à diriger, le choix du chef (essentiel) et des actionnaires étrangers très exigeants à satisfaire : pour être un grand directeur, il faut être un excellent gestionnaire.
Mais il faut aussi certaines qualités humaines. Parmi les bons conseils de Bruno Mercadal, à retenir : "Rester cool, c’est une hygiène du luxe ; rester simple, un directeur ne laisse pas de trace, comme un écrivain ; donner une dimension émotionnelle à son travail ; pratiquer la gentillesse, qui est une vraie valeur ; concilier l’esprit de service du luxe et la décontraction…" Et – réparons un oubli en compagnie de quelques directeurs (et directrices) qui ont suivi cette règle élémentaire – ne jamais se prendre pour un client.
Biarritz, 1964, à l’Hôtel du Palais. D’une Rolls-Royce blanche descend la marquise de Villeroy, célébrité de l’époque qui vit à l’année au Ritz, à Paris. Séduit par ce faste, Jean-Louis Leimbacher, alors jeune stagiaire, se lance un défi : "Ici, je serai un jour le directeur général." Il l’est depuis un quart de siècle. Bâti à chaux et à sable, propos sans détour, rire clair, amical et courtois, il ne fait pas dans le rond de jambe, mais n’a jamais négligé d’échanger quelques mots avec un client.
Le voici qui arpente le hall aux lustres fantasmagoriques comme un commandant sa passerelle. Sacré paquebot que ce palace symbolique : 150 chambres et suites, équipage de 200 à 330 personnes selon la saison, 20 millions d’euros de budget annuel. C’est de la gestion industrielle, mais avec la mairie de Biarritz propriétaire, cela suppose une haute dose de diplomatie.
Apprendre à obéir pour mieux commander
Du côté de la gestion, Leimbacher sait faire : en un quart de siècle, il a effectué pour 50 millions d’euros de travaux en autofinancement. Représentant de la cinquième génération d’une famille d’hôteliers, il chasse de race. Son parcours : chef de réception, puis sous-directeur au Palais. En alternance, en passages obligés : au Savoy et au Connaught de Londres ; au Martinez de Cannes, où l’"on apprend à obéir pour mieux commander" ; au Sofitel Mulhouse, pour le style chaîne ; au Christiania de Val-d’Isère, pour le mode d’emploi des snobs.
En 1988, il réalise son rêve : directeur au Palais, alors tombé en désuétude, ouvert six mois sur douze. Mais il sait faire passer son message : gentillesse et modestie – autant que qualité et efficacité – sont la valeur ajoutée pour le client. L’objectif des douze mois d’ouverture est atteint en cinq ans : reviennent les Russes sur les traces des grands-ducs de l’entre-deux-guerres. Les municipalités se succèdent, le Palais persiste, et Leimbacher en refait un mythe.
Autre figure, Robert Bergé, le plus français des directeurs à l’étranger, surtout connu pour les treize années passées à la tête de La Mamounia, à Marrakech. A ses débuts, nos palaces des années 1960 lui paraissant datés, il part d’abord apprendre la modernité des hôtels de chaînes, non sans s’y faire remarquer. Au Méridien de Rio, il fait appel à Paul Bocuse : une première en Amérique du Sud. Le Régine’s s’y charge de fêtes felliniennes. Jean-Gabriel Albicocco, le réalisateur du Grand Meaulnes, y tient ciné-club.
Etouffer l’éclat d’un ministre à la Mamounia
Bergé sait aussi soigner les chroniqueurs mondains. Les passagers du Concorde savent ainsi où s’installer. Au Méridien de New York, banal, il parvient à attirer les Parisiens chics, les gens de cinéma surtout : quittant le Fouquet’s, ceux-ci se disent : "A bientôt, au Méridien." Le chef Senderens s’étant fait exécuter par la féroce chroniqueuse (toujours masquée) Mimi Sheraton, Bergé lui sauve la mise en obtenant une critique élogieuse signée de sa rivale Gael Greene. Il sait aussi surmonter les scandales, comme celui provoqué par Yves Montand qui oublia un jour de venir à un banquet organisé en son honneur au Méridien, retenu ailleurs par une affaire de cœur. Au Méridien Paris, il crée le premier brunch d’hôtel, musical de surcroît, avec le Big Band de Claude Bolling.
En 1993, à Marrakech, La Mamounia l’attend : Bergé lui aussi l’espérait. Le sens extrême de la diplomatie de ce petit homme tout en rondeur fera merveille, tout comme son sens aigu du détail. Au plus près des clients, il ne manque jamais son tour quotidien à la piscine. Il sait étouffer l’éclat d’un ministre français relayé par Le Canard enchaîné. Les fêtes fastueuses de fin d’année et les tables VIP de madame Bergé sont recherchées. La France du haut fréquente. Mondain, Bergé cajole la société marocaine, car il aime le pays. Puis, un jour, pour un rien (une remarque "osée" sur la nouvelle décoration de Jacques Garcia), il doit quitter les lieux.
Pas facile d'être une femme
Au Mandarin Oriental, à Paris, Philippe Lebœuf, silhouette élancée, apparaît d’une retenue distinguée, d’une sérénité évidente, d’un cossu discret. A le rencontrer dans le jardin onirique du palace, on comprend cette définition qu’il donne de lui-même avec humour : "Cadre dirigeant multiculturel." Des palaces multiples et différents semblent avoir été conçus pour lui. Il a été à la tête du Claridge’s de Londres et du Crillon à Paris. Sachant l’importance du cuisinier dans le succès d’un palace, je lui ai demandé ainsi qu’à Thierry Marx, son chef, le pourquoi de leur entente. Tous deux sont des perfectionnistes et des modestes. Complémentaires, ils se sont trouvés complices en sport : l’un champion de natation, l’autre rompu aux arts martiaux. Marrakech, où Philippe Lebœuf pose les jalons d’un nouveau Mandarin Oriental, leur ouvrira de nouveaux horizons.
Au Meurice, entre le bar kitsch et sous l’extravagant plafond drapé peint à fresques au-dessus des tables du Dali, elle apparaît et, le voudrait-elle, elle ne pourrait pas passer inaperçue. On croirait qu’elle habite l’hôtel tant elle est de classe. La place Vendôme et le faubourg Saint-Honoré sont proches et lui vont bien. Mais son pas assuré la conduit selon une curiosité planifiée que n’aura jamais une cliente.
Franka Holtmann est la directrice générale, ce qui veut beaucoup dire dans cet univers-hôtelier macho. Après avoir été au Plaza Athénée, au Crillon, puis propulsée "seconde" par François Delahaye, alors à la tête du Plaza, elle a franchi les étapes de cette course de haies sans que diriger un palace soit jamais son but. Son avidité de savoir l’a juste fait apprendre d’une situation à l’autre. Allemande, elle a aussi fait preuve d’une formidable constance.
En 1968, les salariés du Plaza élisent leur patron
Première femme avant elle à être directrice générale d’un palace, Nicole Spitz a eu un parcours différent. Sortie major de sa promotion à l’Ecole hôtelière, ambitieuse, elle a subi le machisme de la profession : être une une femme lui a fait perdre dix ans ! Brillante, entêtée, elle a fini par décrocher ce poste convoité. Une autre femme, exceptionnelle elle aussi, madame Augier, propriétaire du Negresco, à Nice, lui a permis d’atteindre son but. A la retraite, elle en est même devenue administratrice et actionnaire. Belle revanche, et quelle leçon, messieurs !
Quant au Plaza Athénée, à Paris, il n’a plus de directeur, et pour cause : l’hôtel est clos pour travaux. Mais comment ne pas évoquer le plus étonnant directeur de palace de l’histoire ? En mai 1968, dans la fièvre autogestionnaire de l’époque, Paul Bougenaux, alors chef concierge, imagine un "comité de salut public", prend possession des lieux au nom du personnel, se fait "élire" directeur et accorde à chacun une participation dans l’actionnariat ! Et tous de défiler, banderole en tête, sur l’avenue Montaigne !
Confirmé par le propriétaire, Bougenaux étonne par une gestion peu orthodoxe. Plus tard, il se tournera vers d’autres affaires, un tantinet sulfureuses. Mais depuis, grâce à lui, la prime annuelle au Plaza est restée la même, du directeur général au plongeur, pour qui elle représente trois mois de salaire.
Autre directeur d’exception : Jean-Claude Irondelle. De vestiges d’hôtels situés au cap d’Antibes, il a fait ce mirobolant établissement dont les milliardaires disent : "Il est parfait mais un peu cher !" Chaque année, la totalité des recettes est réinvestie. Le résultat est fastueux, rare, unique. Dans un bizarre rapport à l’argent, Irondelle n’accepte que le cash. Son refus de la carte de crédit du président de l’American Express fera date : intrigués, les Américains affluèrent ! Choyé par les stars et les riches, consacrant même une fresque à sa famille, il devient le directeur le plus jalousé de la profession. S’était-il pris pour le propriétaire ? Toujours est-il que le fisc s’y est intéressé après sa retraite. Reste un fabuleux hôtel.